Par manque de temps, par peur d’être déçue, je relis rarement. Il y a pourtant des livres qui ne revèlent toute leur profondeur qu’à la relecture, parce qu’on a plus de distance, ou tout simplement parce que notre état d’esprit est différent. Il y a ceux qu’on parcourt des années plus tard avec nostalgie et ceux qu’on à la surprise d’entièrement redécouvrir. Le Journal d’Anne Frank est de ceux là.
Lors d’un récent voyage à Amsterdam, je suis allée visiter l'”Annexe”, la cachette où Anne Frank, sa famille et quatre autres compagnons passèrent plus de deux ans. Vivants dans la peur d’être découverts par les nazis, chuchotant pour ne pas être entendus, ils s’y cachèrent dans l’espoir d’échapper à la déportation. Est-ce le silence qui vous prend à la gorge, l’étroitesse des lieux, la dignité de ces murs qui ont vu ces années passées à attendre une hypothétique fin de la guerre? Au contact de ce lieu, j’ai ressenti le besoin, presque l’obligation de relire le journal qu’Anne écrivit jusqu’à son arrestation en août 1944.
De ma première lecture, j’avais le souvenir d’un gros livre bleu pâle et d’une héroïne idéale qui rapportait ses longues journées passées en silence dans les pièces de l'”Annexe”; une enfant digne. Afin de mettre à distance mon enfance et mes souvenirs, j’ai relu en anglais une édition du Journal révisée par Otto Frank (le père d’Anne, et unique survivant de l’ “Annexe”) juste avant sa mort, et qui réintègre les passages expurgés en 1947 lors de la première publication.
À la lecture de ces lignes, tout a changé: Anne Frank est bien plus que ce symbole devenu universel, cette figure innocente détruite par la machine nazie. De ses lettres à Kitty, son journal, ressort une femme moderne, indépendante et révoltée. Loin de la petite fille aimable et souriante qu’on a voulu retenir, Anne est un personnage complexe et complexé. Elle entretient des relations chaotiques avec sa mère et ses compagnons d’infortune, se sent incomprise et souvent rejetée. Criant sa rage et son incompréhension, elle propose au passage une analyse quasi-sociologique de cette communauté coupée du monde.
Bien au-dela de son tempérament, ce qui frappe et qui rend sa disparition encore plus éloquente, est l’écrivain en devenir que l’on perçoit dans les mots choisis et la passion de certains passages. Exigeante et dure avec les autres mais surtout avec elle-même, Anne est un auteur extraordinaire qui dans la peur et la tension grandissante, pense pour survivre et fait de l’écriture son salut.
Re-découvrir Anne Frank comme femme écrivain en puissance, faite de désirs et de contradictions rend au symbole toute son humanité. Il nous faut imiter Daniel Mendelsohn qui dans Les Disparus* entreprend de restituer aux membres de sa famille disparus dans les camps leur spécificités et leurs caractéristiques d’individus. Relire avec une distance d’adulte, s’éloigner de la photo jaunie pour se rappeler une personnalité qui aurait eu une vie et une voix. Une femme avant d’être une victime.
FRANK Anne, (sous la direction d’Otto Franck et Marjan Pressler), Le Journal d’Anne Frank, 2002, Calman-Levy, Paris
*MENDELSOHN Daniel, Les Disparus, 2007, Poche, Paris