Parce qu’il faut le lire…

Promettez-moi que vous irez jusqu’à la page 100  (il en compte 1000). Assurez-moi aussi que Les Bienveillantes de Jonathan Littell n’est pas le premier livre que vous lisez sur l’Holocauste. Certains l’on trouvé subversif, d’autres illisible, d’autres génial et la controverse n’est pas close.

Je ne suis pas sûre d’avoir jamais autant détesté un personnage; peut-être Sol, le petit garçon de Lignes de Faille* de Nancy Huston. Cet enfant odieux, trop précoce, sans inhibition, obsédé, excité sexuellement par la violence et la torture…  Tout comme je m’étais interrogée sur l’intérêt d’imaginer un enfant aussi tordu, le cynisme de la créature de Jonathan Littell m’a profondément incommodée. Il est de ces bêtes abjectes qu’on regarde de loin, dont on voudrait oublier la nature humaine; de ces personnages dont on espère secrètement que jamais ils n’ont eu d’alter ego réel.

Dans sa première oeuvre littéraire, Jonathan Littell, (fils de Robert, aussi écrivain – j’adore le père mais se sera pour un autre post) se glisse dans la peau d’un officier SS manipulateur, sans scrupules, convaincu du bien fondé de la Solution Finale mais surtout convaincu qu’il va, vous lecteur, vous gagner à sa cause. Caché en France dans les années soixante, dégoulinant d’arrogance d’avoir trompé tout le monde, de la genèse de la solution finale à la chute de Berlin en 1945,  il conte par le menu la classification et l’extermination et surtout sa perpétuelle quête pour toujours plus de responsabilités dans cet épisode immonde de l’Histoire.

Comment se résoudre à accorder autant de temps à un personnage aussi détestable. Lire les horreurs qu’il débite m’a semblé, dans un premier temps, un manque de respect à toutes les victimes de l’Holocauste. Pour la première fois je me suis demandée si on pouvait tout écrire, et si on ne devait pas interdire ou limiter la lecture des Bienveillantes à un public averti… N’y avait-il pas un risque à permettre à une ordure pareille d’expliquer ses thèses en long en large et en travers. Un risque que des lecteurs en ressortent convaincus…

Je l’ai refermé deux fois avant de décider que je ne pouvais pas, ne pas le lire, que je devais m’imposer cette lecture. Que ce roman avait sa place dans notre quête de sens, dans notre supplique pour une explication de l’abominable. En réalité, Jonathan Littell rejoint Hannah Arendt** dans sa démonstration que le Mal n’a rien d’extraordinaire, de hors-humain. Mais tous les travaux des historiens et philosophe, toutes les transcriptions du procès d’Eichmann, tous les documents rassemblés, tous les récits des bourreaux qui se sont (rarement) exprimés, ne pourront jamais éclairer la motivation de ces hommes. La parole des bourreaux est trop travaillée pour avoir valeur de témoignage. La force du genre romanesque est de pouvoir imaginer ce que même le plus fouillé des documentaires ne pourra jamais montrer. De pouvoir dire et décrire quand il n’y a plus d’image ou de témoins pour transmettre. Et c’est dans les minuscules trivialités de la vie de ce monstre que la banalité du mal frappe dans toute son horreur et sa médiocrité.

Je suis convaincu que Les Bienveillantes deviendront avec le temps un classique, un de ces livres qu’on ouvre non par envie mais par devoir. Pour continuer à apprendre, pour se rappeler que l’insupportable est en nous, à portée de main.

LITTELL Jonathan, Les Bienveillantes, 2006, Gallimard, Paris

*HUSTON Nancy, Lignes de faille, 2006, Actes Sud, Paris

**ARENDT Hannah, Eichmann a Jérusalem – Rapport sur la banalité du mal, 2002, Folio Histoire, Paris

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2 Responses to Parce qu’il faut le lire…

  1. Caroline's avatar Caroline says:

    Vraiment, j’adore te lire! (A defaut de lire les livres dont tu parles!! Par manque de temps bien sur…)

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